• Vieux de la vieille

     

     

    Vieux de la vieille

    Théophile Gautier

     

    Par l’ennui chassé de ma chambre,

    J’errais le long du boulevard :

    IL faisait un temps de décembre,

    Vent froid, fine pluie et brouillard ;

     

    Et là je vis, spectacle étrange,

    Échappés du sombre séjour,

    Sous la bruine et dans la fange,

    Passer des spectres en plein jour.

     

    Pourtant c’est la nuit que les ombres,

    Par un clair de lune allemand,

    Dans les vieilles tours en décombres,

    Reviennent ordinairement ;

     

    C’est la nuit que les Elfes sortent

    Avec leur robe humide au bord,

    Et sous les nénuphars emportent

    Leur valseur de fatigue mort ;

     

    C’est la nuit qu’a lieu la revue

    Dans la ballade de Zedlitz,

    Où l’Empereur, ombre entrevue,

    Compte les ombres d’Austerlitz.

     

    Mais des spectres près du Gymnase,

    A deux pas des Variétés,

    Sans brume ou linceul qui les gaze,

    Des spectres mouillés et crottés !

     

    Avec ses dents jaunes de tartre,

    Son crâne de mousse verdi,

    A Paris, boulevard Montmartre,

    Mob se montrant en plein midi !

     

    La chose vaut qu’on la regarde :

    Trois fantômes de vieux grognards,

    En uniformes de l’ex-garde,

    Avec deux ombres de hussards !

     

    On eût dit la lithographie

    Où, dessinés par un rayon,

    Les morts, que Raffet déifie,

    Passent, criant : Napoléon !

     

    Ce n’était pas les morts qu’éveille

    Le son du nocturne tambour,

    Mais bien quelques vieux de la vieille

    Qui célébraient le grand retour.

     

    Depuis la suprême bataille,

    L’un a maigri, l’autre a grossi ;

    L’habit jadis fait à leur taille,

    Est trop grand ou trop rétréci.

     

    Nobles lambeaux, défroque épique,

    Saints haillons, qu’étoile une croix,

    Dans leur ridicule héroïque

    Plus beaux que des manteaux de rois !

     

    Un plumet énervé palpite

    Sur leur kolbach fauve et pelé ;

    Près des trous de balle, la mite

    A rongé leur dolman criblé ;

     

    Leur culotte de peau trop large

    Fait mille plis sur leur fémur ;

    Leur sabre rouillé, lourde charge,

    Creuse le sol et bat le mur ;

     

    Ou bien un embonpoint grotesque,

    Avec grand’peine boutonné,

    Fait un poussah, dont on rit presque,

    Du vieux héros tout chevronné.

     

    Ne les raillez pas, camarade ;

    Saluez plutôt chapeau bas

    Ces Achilles d’une Iliade

    Qu’Homère n’inventerait pas.

     

    Respectez leur tête chenue !

    Sur leur front par vingt cieux bronzé,

    La cicatrice continue

    Le sillon que l’âge a creusé.

     

    Leur peau, bizarrement noircie,

    Dit l’Égypte aux soleils brûlants ;

    Et les neiges de la Russie

    Poudrent encor leurs cheveux blancs.

     

    Si leurs mains tremblent, c’est sans doute

    Du froid de la Bérésina ;

    Et s’ils boitent, c’est que la route

    Est longue du Caire à Wilna ;

     

    S’ils sont perclus, c’est qu’à la guerre

    Les drapeaux étaient leurs seuls draps ;

    Et si leur manche ne va guère,

    C’est qu’un boulet a pris leur bras.

     

    Ne nous moquons pas de ces hommes

    Qu’en riant le gamin poursuit ;

    Ils furent le jour dont nous sommes

    Le soir et peut-être la nuit.

     

    Quand on oublie, ils se souviennent !

    Lancier rouge et grenadier bleu,

    Au pied de la colonne, ils viennent

    Comme à l’autel de leur seul dieu.

     

    Là, fiers de leur longue souffrance,

    Reconnaissants des maux subis,

    Ils sentent le coeur de la France

    Battre sous leurs pauvres habits.

     

    Aussi les pleurs trempent le rire

    En voyant ce saint carnaval,

    Cette mascarade d’empire

    Passer comme un matin de bal ;

     

    Et l’aigle de la grande armée

    Dans le ciel qu’emplit son essor,

    Du fond d’une gloire enflammée,

    Étend sur eux ses ailes d’or !

     

    Théophile Gautier, Emaux et camées

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